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des fêtes juives
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Article
de Moché Prager publié dans le Jewish Observer de Septembre 1973.
Traduction française publiée dans "Un chemin dans les cendres",
Editions Raphaël, 1993.
Note: Nous avons demandé aux Editions Raphael une
autorisation de publier ce document, mais le courrier est revenu.
Chlomoh Zelichovsky était un jeune homme qui ne recherchait jamais les disciples,
mais qui avait malgré tout les siens. A sa manière tranquille, il incarnait
le 'hassid de Guer modèle. Chlomoh n'était jamais à court de sourires - sincères
- quels que fussent les problèmes qu'il devait affronter. Et il étudiait la
Torah dès qu'il avait un moment de liberté. Sa voix était d'une beauté et
d'une puissance exceptionnelles, et c'était l'un des favoris de Reb Yossele
Chantziner, 'hazan principal du Rebbe de Guer, et compositeur de la musique
de Guer. Les cœurs qui entendaient cette musique aspiraient à la Présence
Divine et les pieds se mettaient en marche, joyeux d'être les soldats de D.ieu
sur terre.
Chlomoh Zelichovsky, par le simple attrait de sa personnalité, avait réuni
autour de lui un cercle de jeunes 'hassidim admiratifs qui voulaient s'inspirer
de son dévouement pour la Torah, de sa joie d'être Juif, et des magnifiques
mélodies qui l'accompagnaient toujours. Quand il se tenait devant le amoud
(pupitre) pour diriger la prière de la communauté, son chant, ses paroles
et son âme semblaient se mêler en une ferveur unique.
Ce n'était pas un Mattisovtzy; il ne faisait partie d'aucun groupe. Quand
la guerre éclata, Chlomoh et sa famille se rendirent à Zdanska- Volia (Pologne,
district de Lodz) où se trouvait son beau-père. Là, il se joignit à un groupe
'hassidique clandestin comparable aux Mattisovtzies des autres ghettos. Il
y devint l'un des plus grands héros de la guerre, et s'y distingua par sa
bravoure, qui fut célébrée par le journal clandestin du ghetto de Varsovie
et immortalisée dans un poème en hébreu d'Yits'hak Katznelson (poète non-religieux).
Il combattit la Gestapo et illustra une nouvelle définition de la vengeance.
Cela survint en 1943. Les Nazis avaient une méthode favorite pour torturer
mentalement des foules entières. Ils utilisaient les fêtes juives comme prétexte
pour punir toute la communauté juive de quelque péché imaginaire commis au
cours de son histoire. A Pourim, cette année-là, ils rassemblèrent ainsi tous
les Juifs de la ville pour assister à la pendaison publique de dix Juifs,
destinée à venger la mort des dix fils de Haman. Puis deux jours avant Chavouot,
dix Juifs furent à nouveau arrêtés. Ils étaient officiellement accusés de
sabotage et de contrebande de nourriture, mais le ghetto savait que ce spectacle
macabre aurait lieu "en l'honneur" de Chavouot. Cette fois, au lieu
de se rassembler autour d'une montagne pour recevoir les Dix Commandements,
les Juifs du ghetto de Zdanska- Volia se réuniraient autour d'une potence
pour assister à la pendaison de dix de leurs frères. Les dix criminels furent
choisis au hasard. Chlomoh Zelichovsky était l'un d'eux.
Pendant ce temps, l'ordre officiel était paru: tous les Juifs devaient se
réunir pour Chabbat, veille de Chavouot, sur la place du marché de Stanshitz.
Aucune raison n'était avancée, mais les Juifs savaient. Ils seraient à nouveau
forcés de regarder, horrifiés, humiliés et impuissants, les seigneurs nazis
se repaître de la distraction du jour. Les soldats de l'armée et les sadiques
de la Gestapo viendraient en foule pour ce spectacle. Les officiers amèneraient
leurs femmes et leurs maîtresses à ce divertissement. C'est exactement ainsi
que les choses se déroulèrent, mais Chlomoh Zelichovsky et ses neuf compagnons
condamnés renversèrent les tables; ils furent vainqueurs et les Allemands
furent humiliés.
Tandis
qu'ils languissaient en prison, attendant d'être les vedettes du spectacle
de martyre de la Gestapo, Chlomoh interdit à ses compagnons de se laisser
aller au désespoir. Il leur remonta le moral et les prépara à sanctifier le
nom de D.ieu devant chaque âme vivante de Zdanska- Volia. Il leur proposa
de faire du jour précédant leur exécution leur Yom Kippour, en jeûnant et
en récitant l'office de Yom Kippour. Il dirigerait lui-même les prières, comme
il l'avait fait si souvent par le passé, avec sa belle voix, sa ferveur incomparable
et le magnifique noussa'h (mélodies liturgiques) de Reb Yossele, le 'hazan
de Guer. Tout le monde acquiesça et ce jour devint leur Yom Kippour. Leurs
prières gagnèrent même le cœur de la police juive du ghetto, ces hommes infortunés
qui avaient acheté leur survie temporaire en étouffant toute étincelle d'amour
fraternel, et en transformant leurs cœurs jadis chaleureux en icebergs.
Reb Chlomoh dirigeait l'office. Les autres condamnés chantaient et priaient
avec lui. Et les policiers du ghetto pleuraient comme des enfants.
Ils commencèrent enfin Neïla, la prière de clôture de Yom Kippour, par un
appel fervent à la clémence Divine. Chlomoh s'arrêta au milieu de la prière;
ils réciteraient la dernière partie de Neïla en se rendant à la potence.
Le lendemain, les dix prisonniers - les mains liées derrière le dos - furent
conduits à la potence. Les Allemands étaient là. Les Juifs aussi. Tous s'attendaient
à voir dix hommes effondrés, terrifiés, redoutant leur sort. Les Allemands
s'en réjouissaient d'avance; les Juifs étaient emplis d'angoisse et de désespoir.
Alors les dix hommes arrivèrent, tête haute, chantant en chœur la dernière
partie de Neïla, la plus émouvante, guidés par la voix mélodieuse et puissante
de Chlomoh:
"Je me souviens, O D.ieu, et je tremble, quand je vois chaque ville construite
sur un sommet, et la cité de D.ieu tombée
au plus bas. Mais malgré tout cela, nous appartenons au D.ieu Miséricordieux
et nos yeux se tournent vers le D.ieu de miséricorde."
Ils atteignirent les potences. Les habitants du ghetto les regardaient avec
angoisse. Ils se tenaient là, tous les dix... en ligne droite, le dos droit,
la tête haute... les yeux tournés vers le ciel. Et les Juifs du ghetto se
redressèrent à leur tour, pénétrés d'inspiration et de courage.
"Malgré tout cela, nous appartenons au D.ieu Miséricordieux et nos yeux
se tournent vers le D.ieu de Miséricorde."
Il y avait dix potences, et un banc sous chacune d'elles. Les condamnés allaient
monter sur les bancs, on passerait un nœud autour de leur cou, et on retirerait
les bancs. Mais les Allemands n'étaient pas pressés. Ils voulaient prolonger
le spectacle. Faire durer les minutes, laisser les lâches demander grâce,
et les spectateurs tremblants suffoquer d'impuissance. Chlomoh Zelichovsky
se redressa alors et interpella ses gardiens: " Alors, vous n'êtes pas
prêts?"
Sur ce, il monta sur le banc et la place du marché Stanshitz s'emplit d'une
voix familière qui chantait pour la dernière fois: "Chema Yisraël...
Ecoute, O Israël, Hachem notre D.ieu, Hachem est Un."
Silencieusement, chaque Juif de Zdanska- Volia répéta de cette voix intérieure
qui monte jusqu'au trône céleste: "Hachem notre D., Hachem est Un."
C'est alors que l'un des dix s'écria: "Frères Juifs, vengez notre sang!"
La Gestapo fut privée du délicieux plaisir de prolonger leur agonie. Chlomoh
et ses camarades avaient gagné. Ils entonnèrent les derniers mots de Neïla.
"Chema Yisraël... Béni soit le nom de Son glorieux royaume à jamais.
Hachem est Un."
On retira les bancs, et leurs voix se turent, mais leurs frères Juifs entendaient
toujours leurs paroles et les quelques rescapés qui survécurent à la guerre
les entendent toujours.
Mendel Yuskowitz avait environ seize ans quand il assista à l'exécution. A
l'époque, il avait trouvé ce cri de 'Frères Juifs, vengez notre sang!' plutôt
ridicule. "Comment pouvions-nous nous venger? Nos vies ne tenaient qu'à
un fil, nous étions affamés, affaiblis, terrorisés, que pouvions-nous faire?"
Mais il avait réalisé par la suite qu'ils pouvaient effectivement se venger:
le fait-même de chanter la Neïla et de réciter le Chema, était un acte de
vengeance.
Les Nazis avaient choisi Chavouot pour cette exécution, pour une raison bien
particulière: ils voulaient tuer l'âme juive, anéantir sa foi en la Torah
et en son Donateur.
Chlomoh avait publiquement prouvé que les assassins nazis n'avaient aucun
pouvoir sur l'âme juive; il n'était pas en leur pouvoir de déraciner notre
foi en D.ieu.
Quelle vengeance plus éclatante que de prouver que l'esprit juif pouvait résister
à toutes les guerres-éclair que l'Allemagne pouvait déchaîner contre lui!
Dès le lendemain, Mendel organisa sa propre petite vengeance. Il se joignit
à un minyan clandestin du ghetto pour réciter les prières de la fête de Chavouot.
On lut la Torah sur un rouleau déchiré et lacéré, qu'un officier de la Gestapo
furieux avait transpercé de sa baïonnette lorsqu'il avait découvert le précédent
minyan.
Jusqu'à la fin de la guerre, Mendel garda en lui le souvenir de Chlomoh Zelichovsky,
et ceci soutint sa foi malgré toutes les souffrances et les situations les
plus désespérées.
Quelques mois après l'exécution de Chavouot, les Juifs de Sdanska- Volia furent
emmenés en masse au cimetière juif. C'était un Chabbat, le 25 Eloul 5703 (25
Septembre 1943).
Le temps était chaud et lourd. Ils restèrent là pendant trois jours, sans
eau ni nourriture. La soif était intolérable. Les gens s'évanouissaient. Ils
léchaient les pierres tombales pour rafraîchir leurs langues parcheminées.
Certains se mordaient la peau pour boire leur propre sang. Mendel se sentait
aussi démuni que les autres, quand il fit une découverte. Là, sur le sol du
cimetière, il trouva une paire de tefillin. Il se sentit soudain revigoré
et les mit.
Il se hâta de prier pour pouvoir les passer à un voisin. Chaque Juif sentait
une énergie nouvelle jaillir en lui lorsqu'il enroulait ces tefillin autour
de son bras, les fixait sur sa tête, et renouvelait son alliance avec D.ieu
"Frères Juifs, vengez notre sang!"
Une autre fois, Mendel se trouvait parmi les centaines de Juifs de Zdanska-Volia
déportés au ghetto de Lodz pour leur "Solution Finale". Ils restèrent
parqués dans un wagon à bestiaux pendant les quatorze heures du voyage en
train. Les gaz d'échappement de la locomotive rentraient dans les voitures
et le voyage dura deux fois plus longtemps qu'il n'était nécessaire afin qu'un
maximum de personnes meurent en chemin. Les gens ne pouvaient pas bouger;
ils pouvaient à peine respirer. Plusieurs se mirent à crier: " A bas
Hitler. Vive Staline." Ils espéraient ainsi provoquer les gardes pour
qu'ils tirent dans la foule et écourtent leur agonie. Mais en vain. Le train
poursuivit sa route.
Alors Mendel se souvint de Chlomoh Zelichovsky. Il s'écria: "Frères Juifs,
nous allons vers les chambres à gaz. Récitons ensemble notre dernier Maariv
."
Ils se mirent à prier et vengèrent ainsi leurs frères.