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Jeff revient à la maison
Ephraïm. Un gentil garçon,
fils d'une famille Cohen qui demeurait dans un petit appartement du East Side
de Manhattan. Malgré la précarité et les difficultés
énormes que cela leur posait, les parents d'Ephraïm faisaient
tout pour continuer à observer la Torah dans cette Amérique
d'il y a soixante dix ans. Ils étaient originaires de Vilna, qu'ils
avaient quitté à la fin de la Première Guerre mondiale
pour chercher un horizon nouveau sous les cieux du Nouveau Monde. C'était
une petite famille: Ephraïm et ses deux sœurs. Une famille unie, que
le papa veillait à entourer de valeurs juives. Ephraïm était
certes ballotté entre la stricte éducation qu'il recevait à
la maison, et le nouveau monde que lui laissait entrevoir l'école communale,
la Public School qu'il fréquentait quotidiennement. Rien d'étonnant
à ce que peu à peu, l'enfant devenu adolescent soit attiré
par le mode de vie américain. Ce ne fut pas simple, et son père
fit tout pour retenir Ephraïm dans le cadre de la vie familiale axée
sur les valeurs juives. Mais…
Vint le jour où Ephraïm se sentit suffisamment grand pour vivre
sa vie. Il quitta la maison, y laissant toutes les valeurs auxquelles sa famille
était attachée. Plus, il devint un ennemi acharné de
tout ce qui de près ou de loin ressemblait à du judaïsme.
Il ne devait plus ressembler à un juif, et rien ne devait laisser transparaître
cette origine. Il quitta aussi New York pour Binghamtown, une ville du centre
de l'Amérique où il devint Jeff Staine. Le dernier lien était
coupé.
C'est là qu'il connut sa femme, une américaine "américaine",
et donna naissance à des enfants "américains". Il eut bien un
jour des velléités de retrouver sa famille, mais la conversation
téléphonique fut des plus brèves: "nous avons fait les
"chiva" (pris le deuil) pour toi, je ne veux plus entendre parler de toi"
lui déclara son père d'une voix méconnaissable, avant
de raccrocher.
Vingt années passèrent ainsi. Une voix lointaine l'avertit un
jour du décès de son père. Le temps d'attraper un avion,
et Jeff se trouva une ultime fois auprès des siens. Plus jamais il
ne revit sa mère, ses sœurs, ses neveux.
Jeff revint à sa maison, sa femme, ses enfants, sa routine. Plus rien
ne le liait à ce passé poussiéreux. S'il lui arrivait
de se souvenir de son enfance, c'était des images fugaces, sans attrait
ni émotions.
Jeff devint grand-père. Un grand-père gâté de bons
enfants américains typiques. Tout laissait à penser que Jeff
était désormais dans la bonne voie, la dernière ligne
droite vers une vieillesse heureuse et sans histoire.
Binghamtown, fin décembre. Le centre commercial de la ville est plein
de badauds, venus faire du shopping pour les fêtes de fin d'année,
et pourquoi pas aussi pour 'Hannoucah, qui est quasiment une fête civile
américaine. Au milieu du hall central, les employés ont dressé
une gigantesque Ménorah, sous les directives du Rav Aharon Slonim,
délégué du Rabbi de Loubavitch dans la ville et avec
la bienveillance de la direction du centre commercial, heureuse de participer
à un événement communautaire qui ne manque pas de rallier
du monde. Pensez: des centaines de personnes vont se déplacer, la télévision
sera là et derrière les écrans des centaines de milliers
de spectateurs, la réputation du centre ne peut qu'en sortir grandie.
A
l'heure dite, le Rabbin monta sur un élévateur, prit la parole
pour saluer le public, expliquer le sens des bougies de 'Hannoucah, la signification
de leur allumage en public. Il expliqua longuement comment ces petites flammes
peuvent repousser l'obscurité spirituelle de l'exil, le sens de l'exil
de l'âme juive dans un carcan où il n'y a pas place apparemment
pour l'amour et la pratique des Mitsvot de la Torah. Ces bougies qui avaient
témoigné du miracle que D.ieu fit dans le Second Temple témoigneraient
aussi du miracle de la persistance du Peuple Juif au fil des générations
jusqu'à la fin de l'exil. Une vague d'applaudissements salua l'allumage.
Les caméras fixèrent l'événement, transmis en
direct puis rediffusé sur les chaînes locales dans les éditions
du soir.
Jeff était à la maison, zappant d'une émission à
l'autre lorsqu'il aperçut à l'écran un visage de juif
religieux, chapeauté et barbu, en plein milieu du centre commercial
de la ville, allumant les bougies de 'Hannoucah. Il serait bien passé
à la chaîne suivante, mais … son doigt ne suivit pas. Il regardait
avec curiosité ce rabbin, tandis que des souvenirs l'envahissaient.
Il revit le East Side de son enfance. Il revit son père allumant les
bougies de 'Hannoucah, avec toutes les émotions qui l'accompagnaient.
Il avait l'impression de sentir les odeurs familières de la petite
maison de son enfance.
Il écouta avec attention le discours du Rav: "les bougies symbolisent
les bonnes actions. Chaque bonne action illumine son entourage, repousse l'obscurité
spirituelle qui peut se trouver au fond de chacun".
Le présentateur était déjà passé au sujet
suivant, mais Jeff n'écoutait plus. Il était ailleurs, laissait
le présentateur s'agiter tout seul sur l'écran. Son esprit,
ses pensées, son cœur étaient bien loin de tout ça.
Il dormit peu cette nuit là. Il se retourna sans cesse sur son lit,
cherchant le repos … de son esprit. Plus il refoulait ces images de son passé,
plus elles s'affirmaient, martelaient sa tête, s'agrippaient à
son cœur.
Le lendemain après midi, il trouva un prétexte pour aller au
centre commercial. Sa femme l'accompagna avec deux des petits enfants. Au
même endroit, à la même heure, le Rav Aharon Slonim grimpa
sur le podium au milieu de milliers d'acheteurs. Tous s'arrêtèrent
pour observer l'événement.
"Baroukh Ata … Acher kiddechanou bemitsvotav vetsivanou lehadlik ner 'Hannoucah".
Bien peu saisissaient les mots et leur sens. Mais Jeff se souvint de la suite
"chéassa nissim laavoténou … qui a fait des miracles pour nos
ancêtres …"
"Nos ancêtres? J'ai des ancêtres! Mais qu'ai je fait à
mes ancêtres? Où ai je conduit ma descendance? Qu'ai je fait
à mon père? Quelle vieillesse malheureuse je lui ai offerte!"
Des larmes commencèrent à couler de ses yeux. Il eut le temps
d'envoyer sa femme et les petits chercher je ne sais quoi à l'autre
bout du magasin, et s'approcha rapidement de Rav Aharon Slonim.
"Aide-moi, je t'en supplie, je ne peux plus supporter cette situation!"
Le jeune Rabbin comprit en peu de mots le dilemme de Jeff.
"Tu comprends que je ne peux pas me séparer de ma femme, de mes enfants,
mes petits enfants. Donne-moi un conseil, que faire?" Il se remit à
sangloter.
Le lendemain, Jeff vint visiter le Rav à son domicile. Laissons le
conter la suite:
"Le
Rabbi nous a appris qu'un contact avec un autre doit commencer avec un geste
concret. Je lui proposai de mettre les Tefilin. Il accepta avec joie. Il lui
prit un long moment pour prier, s'isoler et parler avec D.ieu.
En les enlevant, il me raconta qu'il avait mis les Tefilin durant cinq ans
après sa Bar Mitsvah. Mais à contre cœur, avec la sensation
d'avoir un fardeau sur la tête. Juste pour faire plaisir à mon
père. Je viens de les mettre avec une sensation nouvelle. La joie de
renouer avec mon père et le judaïsme.
C'est ainsi qu'à 70 ans, Jeff, Ephraïm, se remit à mettre
les Tefilin, à renouer avec les commandements de D.ieu et la Torah.
Tout n'est pas résolu, loin de là. La question familiale reste
un problème douloureux, tragique, qui prendra du temps à aboutir.
Mais ce moment là arrivera. Ephraïm a commencé avec courage
et résolution son retour "à la maison", vers un judaïsme
authentique. Il regrette amèrement toutes ces années qui ont
passé si loin de ce qu'il aurait dû être, mais ne perd
pas l'espoir d'arriver un jour à un retour intégral à
la maison de son père…"
Traduit de Beth Machia'h, N° 304, 25 Kislev 5761.