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Les fêtes
juives |
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Hannoucah à Dachau
Mordekhaï Ansbecher, un rescapé
du camp de concentration de Dachau et témoin au procès d'Eichmann
raconte.
Dans notre lutte quotidienne pour survivre, un de nos soucis était
de conserver la notion du temps: jour ou nuit, jours de la semaine, jours
du mois juif, dates des fêtes. De fait, chaque heure passée était
noyée dans épais brouillard où il était difficile
de se retrouver.
Notre seul soutien était Fischof, le vieux gardien de la synagogue
Altneuschule de Prague. Il n'avait pas perdu le sentiment que son travail
était consacré au maintien de la tradition juive en tout lieu
et toute circonstance, et au premier rang de ce sacerdoce veiller à
la garde du temps juif: Chabbat et fêtes. C'est ainsi qu'un jour, au
retour d'une journée éreintante de travaux il nous lança
énigmatiquement " 'Hannoucah".
Autour de nous tout était obscurité et désolation. Notre
quotidien était un réveil à 5 heures du matin, quitter
nos baraquements au camp 4 de Kaufring pour rejoindre par un chemin interminable
les galeries souterraines des abris des avions allemands pour lesquels nous
construisions de gigantesques réservoirs de carburants. C'est à
dix heures du soir que revenions, les pieds gelés vers nos sombres
baraquements. C'est ce moment là qu'avait choisi Fischof pour nous
avertir: 'Hannoucah dans une semaine, préparons-nous!
Il lut dans notre regard notre réaction: 'Hannoucah!? Et alors.comment
se préparer à 'Hannoucah dans un tel enfer? Mais il avait son
plan.
Réunis au milieu de la nuit sur les planches qui nous servaient de
lit, il nous annonça:
"Demain, c'est le jour de la distribution de notre ration hebdomadaire de
margarine. Gardons là pour l'allumage des bougies".
Pour nous les jeunes, regroupés autour de ce vieillard qui était
notre "ner tamid" la lampe toujours allumée qui éclaire le Temple,
il n'y avait pas d'hésitation. Même si se priver de ces dix grammes
de margarine par semaine. Entendez-vous? Dix grammes par semaine! C'était
notre seul apport énergétique à part la ration de pain
et d'eau bouillie appelée soupe, pour nous travailleurs de force. S'en
priver était un gros effort, sinon un danger mortel. Il y avait à
peine de quoi tartiner un morceau de pain, mais le peu que nous en mangions
répandait dans tout le corps une force physique et un réconfort
inouï. Mais notre mentor avait décidé.
"Mais comment garderons-nous la margarine durant les six jours qui nous restent?"
s'inquiéta l'un de nos compagnons.
"A vrai dire, je ne sais pas, mais nous allons bien trouver un moyen de la
mettre à l'abri des regards indiscrets ou affamés de nos compagnons,
et surtout à l'abri des fouilles du kapo." répondit Fischof.
"J'ai une idée" leur dis-je. "J'ai mis de côté deux pommes
de terre, ne me demandez pas d'où ni comment. On peut les évider
et y conserver la margarine. Je saurai où les cacher".
Le … sacrifice que je faisais mit en confiance mes compagnons. Chacun se fit
un devoir de gratter la margarine tartinée sur son pain et de me confier
ce trésor en garde. C'est à ce prix qu'il y aurait 'Hannoucah
dans la baraque 4.
Le soir de 'Hannoucah arriva. Fischof ne tenait plus en place. Son regard
brillait d'une lueur venue d'ailleurs, d'un monde où toutes ces souffrances
n'existaient pas. Notre procession de retour ce soir là ne dura que
quelques instants, tant ces heures d'effort et de marche n'étaient
qu'une préparation à un événement unique. Fischof
ne cessa de chanter la mélodie de Maoz Tsour, et chacun imaginait déjà
le vieux Chamach allumant la première bougie de 'Hannoucah.
J'avais certes un souci: dans quoi allions nous faire brûler notre "bougie"?
Je posai discrètement la question à Fischof tout en marchant.
"Pas de souci" s'écria-t-il avec une tranquillité à l'abri
de ce genre de question sournoise.
"Tu n'as pas compris? On va laisser la graisse dans les pommes de terre, et
elles nous serviront de bougies! Comme ça, on ne perdra pas une goutte
de graisse."
Il y eut un grand rassemblement ce soir là, à minuit, dans le
camp numéro 4. Ce ne fut pas à coups de sifflets et de jurons,
de coups et de menaces. La première bougie nous rassembla tous, sans
bruits, autour de Fischof. Notre bougie était placée sur la
plus haute planche de la baraque. Fischof récita les bénédictions
puis alluma la bougie. Tous entonnèrent après lui le chant "Hanérot
hallalou, ces lumières là …"
Nous n'avions décidément rien perdu au change. Cette lumière
nous revigora bien plus que nos dix grammes de margarine. Elle diffusa dans
nos cœurs, répandit dans nos veines une vitalité, une joie de
la Mitsvah accomplie qui nous joignait à l'infini à toutes les
générations présentes et passées du Peuple Juif
qui ont tout donné pour que la Torah perdure au-delà des nos
persécuteurs. Et elle est toujours là, vivante et vivifiante.
Traduit de Si'hat Hachavoua
N° 831, Hannoucah 5763