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Seder à Mathausen
Avraham Krakowsky
Cette histoire est parue dans The Jewish Observer de mars 1973
Publié en français par Editions Raphaël
LA FETE
DE LA LIBERTE DANS LE BLOCK 20...
MATHAUSEN, ALLEMAGNE: 1945
Je fis rouler les grains de blé entre mes mains. J'en avais déjà
introduit un dans ma bouche en essayant de le faire durer le plus longtemps
possible. Je mourais d'envie d'en prendre un deuxième, mais je m'en
empêchai, uniquement à cause de la déclaration prétentieuse
que j'avais faite en chemin.
Notre convoi avait quitté Sachsenhausen et s'était brusquement
arrêté. La porte du wagon s'était légèrement
entrouverte et nous avions vu un fourgon ouvert rempli de grains de blé
à proximité. Des centaines de grains étaient à
portée de nos mains. Nous en subtilisâmes plusieurs poignées
avant que le train ne se remette en marche. Quelqu'un soupira de regret.
"Il y a exactement trente jours d'ici Pessa'h, dis-je, rompant le silence.
Nous devions économiser ces grains. Qui sait? Nous serons peut-être
libres d'ici là, et nous pourrons les utiliser pour la Mitsvah des
Matsot" La simple mention de la libération et de la fête
de la liberté était enivrante, et aucun religieux de notre groupe
n'osa plus mâcher un seul grain de blé, publiquement tout du
moins.
Mais plusieurs semaines s'étaient écoulées. La libération
n'était pas venue. Personne n'avait reçu de colis de nourriture,
comme à Sachsenhausen. Et à Mauthausen, la nourriture était
terrible. Une miche de pain était divisée en huit portions.
La soupe quotidienne était immangeable. J’avais toujours réussi
à tout manger, même à Birkenau, mais malgré ma
faim poignante je ne pouvais supporter la soupe de Mauthausen et la vomissais
régulièrement Je retournai le blé entre mes doigts avec
regret quand Mendel Markus et les frères Rubinstein s'approchèrent
de moi. La nuit du Seder était dans deux semaines. Je devais demander
à Atze Levinau, le Block Altester (doyen) et à Ernst Gottlieb
le Stuben Altester doyen de la chambre), la permission de cuire des matsot,
puisque j’étais en bons termes avec eux.
Markus et les Rubinstein s’occuperaient de choisir le moment et le lieu,
et utiliseraient la salle de bains tard dans la nuit pour que tes SS ne s'en
aperçoivent pas. Le seul problème serait de faire suffisamment
chauffer le poêle pour que la cuisson soit rapide
Je ne parvenais pas à partager leur enthousiasme. Nous étions
des travailleurs de force dans un camp de prisonniers, entourés de
SS de tous côtés. Notre seule valeur aux yeux de nos maîtres
était notre habileté à manier la fausse monnaie, et non
notre statut d'êtres humains. Je ne pouvais envisager de mettre nos
vies en danger à seule fin de cuire des matsot
Et que faire des prisonniers qui dormaient près du poêle ? Certains
n’étaient que des ‘demi-Juifs' ou des 'quart-de-Juifs'.
Nous étions si serrés que nous dormions pratiquement empilés
Ils ne toléreraient jamais le poêle surchauffé. Et que
ferions-nous si l'officier SS faisait une apparition soudaine? Et comment
allions-nous moudre les grains? Ce projet était décidément
trop risqué et hasardeux.
Mais Markus refusait de modifier sa position. Était-ce par simple coïncidence
que ces grains de blé étaient tombés entre nos mains
un mois avant Pessa'h? Nous décidâmes finalement d'aller présenter
notre dilemme à Reb Avigdor Glanzer, un talmid 'hakham que nous respections
tous.
Je racontai toute l’histoire à Glanzer, qui se déclara
totalement d'accord avec moi. Quand je rapportai son opinion à Mendel
Markus, il me lança: "voilà vous avez gagné et nous
n'aurons pas de matsot. Ne voyez-vous pas que c'est probablement le dernier
Pessa’h de notre vie? Vous aurez quelques justifications à présenter
dans I'autre monde."
Ses mots me firent mal, et je dus me retenir pour ne pas le frapper. "Vous
êtes un escroc qui remuez le couteau dans nos plaies, lui rétorquai-je.
Si vous parlez de la sorte, c'est que toute votre religion est idiote! Je
ne vous empêche pas de cuire des matsot. Pourquoi n'allez-vous pas trouver
vous-même le Block Altester et le Stuben Altester, comme vous m’avez
demandé de le faire? Personnellement, je ne considère pas que
le fait de risquer nos vies soit une Mitsvah."
Plus par désespoir que par conviction, je lui citai la Guemara de Pessahim
(43b,91b) qui établit un parallèle entre I'obligation de manger
des matsot à Pessa'h et t'interdiction de manger du 'hamets. Tous ceux
qui ont I'interdiction de manger du 'hamets ont le devoir de manger des matsot.
"Comment cela pourrait-il s'appliquer à notre cas? " lui
demandai-je avec emportement. "Nous ne pourrions pas survivre huit jours
sans 'hamets. Nous mourrions de faim. Alors nous ne sommes pas dans I'obligation
de manger des matsot."
Je réalisai cependant que cet argument n'était guère
valable et ajoutai en partant: "vous rappelez-vous 'Hanouka? Je ne voulais
pas non plus prendre de risque. Alors vous avez allumé des bougies
tout seul. Qui vous empêche de faire cuire des matsot maintenant?"
Mais je n'étais guère satisfait de ma réponse. Je cherchai
un réconfort auprès des Rubinstein et de Glanzer. Ils se hâtèrent
de dire que Markus était cruel, et que je devais ignorer ses provocations.
Glanzer était particulièrement furieux contre Markus.
Mais ils émirent quelques réserves.
"- Malgré tout...
- Nous pourrions peut-être nous débrouiller…
- Après tout, ces grains, n'est-ce pas un signe du Ciel?
- D' ne veut-Il pas que nous nous mettions à faire cuire des matsot?
"
Ecoutez, insistai-je, personne n'avait songé à faire cuire des
matsot jusqu'à ce que j'en parle dans ce wagon à Sachshausen.
C'était mon idée, et maintenant je vous suggère de I'oublier.
De toute façon, si D. veut que nous mangions des matsot Il peut nous
envoyer, son aide en un éclair. Laissons-Lui le soin de s'en occuper."
Ma réponse les apaisa, mais mes pensées étaient toujours
agitées.
Cette nuit-là je dormis mal. Dans mon rêve, mon défunt
père et moi rendions visite au miraculeux Rebbe de Radomsk. Nous étions
assis à sa table. A ses côtés se trouvait son gendre,
Reb Moché. (Le Rebbe et son gendre ainsi que leurs femmes avaient été
tués par les SS dans le ghetto de Varsovie en 1942. Je le savais déjà).
Le Rebbe me demanda: "Que fais-tu pour prier avec un minyan ? ll est
écrit " Une chose entière, pas une chose à moitié."
Je lui répondis: "Lorsque c'est possible, si quelqu'un doit réciter
le Kaddich pour un Yahrtseit (l'anniversaire du décès d'un parent),
nous essayons de réunir dix hommes. Parfois nous parvenons également
à réciter la Kedoucha et Barekhou" Soudain mon père
n’était plus là.
Je réalisai tout en rêvant que mon père n'était
plus de ce monde, et je commençai à supplier le Rebbe d'examiner
notre situation et de demander à D. de nous aider. Puis je lui racontai
toute l'histoire du blé et la façon dont Markus m'avait réprimandé,
en insistant pour que nous fassions cuire des matsot.
Je lui demandai ce qu’il pensait de cette affaire. Il répondit:
"Je vais te le dire. En principe tu as raison, mais tu te rappelleras
combien ton cher père aimait faire cuire les matsot. Et il est écrit:
"Et -vous ferez ainsi pour toutes vos générations''.
C'est ainsi que s'acheva mon rêve.
Le lendemain matin, je m'éveillai empli de I'espoir que nous soyons
libérés.
Les mots résonnaient à mes oreilles: "Vous ferez ainsi
pour toutes vos générations...toutes vos générations!"
Il y aurait d'autres générations! Je n'avais pas la patience
d'attendre qu'ils nous appellent: "Tout le monde debout!" Je courus
trouver Glanzer et criai presque: "Glanzer, nous allons faire cuire des
Matsot" Il me dévisagea et demanda: "Qu'est-il arrivé
tout-à-coup?" Je lui racontai mon rêve et I'impression qu'il
m'avait laissée.
"En ce cas, je n'ai aucun conseil à vous offrir et je suis d'accord,
dit-il, et très heureux de surcroît." J'allai trouver Markus
et les Rubinstein, leur racontai également mon histoire, et leur annonçai
que nous allions effectivement faire cuire des matsot. J'étais si convaincu
que notre libération était imminente qu'aucun revolver ne pouvait
m'effrayer. Glanzer, I'un des Rubinstein et moi-même allâmes demander
à Atze, le responsable du baraquement, la permission de faire cuire
les matsot, le soir après le couvre-feu. Il nous demanda: "Où
espérez-vous faire tout cela?" Nous lui dîmes que les préparatifs
auraient lieu dans la salle de bains, mais qu'il fallait que le poêle
de la chambre soit bien chauffé afin que la cuisson puisse être
effectuée rapidement. Nous I'assurâmes que toute I'opération,
du début à la fin, ne prendrait qu'une demi-heure. Il vint avec
nous trouver Ernst Gottlieb, le Doyen de la chambre. Tous deux comprirent
que nous étions sérieux. Ils acceptèrent, et ajoutèrent:
"Pensez aussi à nous." Nous commençâmes rapidement
à organiser précisément notre tâche. Nous lavâmes
quatre serviettes et les étendîmes sur le mur de la cour. Quand
elles furent sèches, nous déposâmes les grains de blé
dans ces serviettes et prîmes quatre marteaux (nous avions accès
aux outils) pour battre le grain jusqu’à la fin de I'après-midi.
Nous fîmes tout cela dans la cour. Les gardes étaient déconcertés
par nos gestes, mais ils n'avaient pas le droit de nous parler, et vice- versa.
Cependant, nous les entendions se demander: "Mais que font-ils donc là-bas
?
Au fur et à mesure que le grain était moulu, nous le versions
dans un sac en papier. Après plusieurs heures de dur labeur, nous obtînmes
environ 200 grammes de farine.
Nous trouvâmes dans la journée une boite en étain que
nous fîmes chauffer à blanc pour la rendre cacher pour Pessa’h.
A la tombée de la nuit, le poêle était brûlant.
Quand on éteignit la lumière, certains se mirent à protester
en disant qu’ils avaient trop chaud.
Gottlieb éleva la voix: "Krakowsky ne doit pas être dérangé
dans son travail. Que tout le monde se taise!" Cela suffit à étouffer
les plaintes.
Nous nous hâtâmes de nous rendre dans la salle de bains. Nous
préparâmes la pâte dans un bol que nous avions au préalable
chauffé et nettoyé, et, en chuchotant, les larmes aux yeux,
nous nous mîmes à chanter des extraits du Hallel.
Il nous fallut dix minutes pour pétrir et rouler la pâte. Nous
avions une planche pour l'étaler, mais nous n'avions qu'une bouteille
vide en guise de rouleau à pâtisserie. Je me postai ensuite devant
le poêle, et chaque minute, I'un de mes compagnons m'apportait une matsah
de la salle de bains. Le poêle était si chaud qu’il fallait
à peine deux minutes pour cuire six matsot. Chaque fois que je sortais
une matsah, j'en enfournais une autre.
Nous respectâmes notre horaire, et tout fut terminé en moins
de dix-huit minutes! Nous avions cuit seize matsot, chacune avait environ
le diamètre de la paume de ma main. Pour la première fois depuis
des années, nous allâmes nous coucher heureux. Le lendemain matin,
nous commençâmes à mettre par écrit la Hagada et
le récit de la Sortie d'Egypte, rassemblant les passages que chacun
connaissait par cœur.
Le soir, notre Seder commença. Nous nous glissâmes à nouveau
dans la salle de bains.
Le soir précédent, nous étions six dans cette pièce,
mais cette nuit-là nous étions quinze. D'autres voulaient encore
se joindre à nous, mais i1 n'y avait pas assez de place, et nous avions
peur que les SS ne nous entendent.
Nous commençâmes à réciter la Hagada à voix
très basse. Certains d'entre nous ne purent se contenir et éclatèrent
en sanglots. Quant à moi, je ne pus articuler un seul mot. Quand je
me fus un peu calmé, je rappelai aux autres de ne pas oublier où
nous étions, et d'essayer de se dépêcher.
Après avoir raconté la sortie d'Egypte, nous nous lavâmes
les mains et mangeâmes un morceau de Matsah. Je me permis d'en mettre
de côté un morceau de la taille d'un ongle, comme souvenir. A
la fin de notre Seder, après le traditionnel "L'an prochain à
Jérusalem", nous dîmes tous ensemble, comme si cela faisait
partie du texte: "Si D. nous libère maintenant, nous devrons faire
une plus grande Haggadah."