La leçon de la Méguilah

Différente de tous les autres Livres du TeNaCh, la Meguilah d'Esther se signale par un côté insolite. Dans les cent soixante sept versets qui la composent, pas une seule fois le Nom de Dieu n'est mentionné. Tout au long de cette histoire extraordinaire et de ses développements miraculeux, aucune référence n'est faite au Maître de l'Univers, aucune allusion directe à quelque intervention Divine.
Le caractère singulier de Meguilath-Esther vient de ce que tout y semble dévoluer selon l'ordre naturel et normal du "hasard" apparent et plausible, alors que dans les autres Livres du TeNaCh l'accent est mis si fortement sur la Divine Providence. En présence de cette carence, on est tenté de mettre en question l'inclusion de la Meguilah dans les Ecritures.
Pourtant, c'est justement dans cette omission que réside l'un des objectifs de la Meguilah : intriguer, inciter à la discussion, à chercher à comprendre. C'est cette apparence de naturel, cette banalité des événements que la Meguilah cherche à imprimer dans les esprits. Car en s'étonnant du caractère insolite de celle-ci, l'homme marque sa tendance à différencier le naturel du surnaturel ; à séparer d'une part ce qu'on appelle à tort l'enchaînement normal des circonstances, et d'autre part le cours dirigé, imposé par quelque intervention rien moins que naturelle, et étrangère aux événements mêmes.
Nous admettons sans peine l'inclusion dans la Bible d'un compte rendu de la Création, des événements extraordinaires de l'Exode, de l'épisode du Sinaï, des prophéties et de leur réalisation. Nous sommes enclins à considérer la Torah comme un code des choses divines distinctes de la vie quotidienne, des passions, et en général des mécanismes qui appartiennent au monde de tous les jours, limité dans l'espace et le temps. Le ciel et la terre sont deux entités séparées, deux domaines différents, qu'il s'agit surtout, pensons-nous, de ne pas confondre.
Le Doigt De Dieu
C'est sur cette manière erronée de penser et de raisonner, propre aux humains, que la Meguilah attire l'attention, c'est cette déviation qu'elle s'attache à corriger. La distinction entre haut et bas, entre naturel et surnaturel, entre ciel et terre, tout cela n'existe que dans l'esprit de l'homme, dans son regard, dans ses sens. Car quel plus grand miracle que la "nature" même ? Quoi de plus surnaturel ? Ce sont justement ces choses qui pour nous sont quotidiennes, normales, régulières, qui devraient plus que tout provoquer notre étonnement, notre émerveillement. D'être constamment exposés ' ce miracle, de l'avoir sans cesse sous les yeux, cela nous immunise en quelque sorte ou nous rend insensibles. C'est une faiblesse de notre nature. Sans elle tout nous serait, comme il doit l'être, sujet à émerveillement. Chaque pas que nous faisons en serait une occasion. Il ne faut pas beaucoup d'imagination, et guère plus d'efforts pour voir " le Doigt de Dieu " actionnant le mécanisme de la vie et du monde ; pour percevoir "Dieu au sein de la nature", inhérent à elle, latent, celé mais totalement et toujours présent.
Il n'y a aucune mention du Nom de Dieu ou d'une intervention divine évidente dans l'histoire d'Esther. C'est ce par quoi, nous l'avons dit, elle diffère des autres Livres de la Torah. Mais elle diffère également de la vie quotidienne dans la mesure où d'un bout à l'autre de ses cent soixante-sept versets nous sommes en présence d'un récit cohérent, constamment soumis à un rapport de cause à effet, et où les événements se suivent avec une logique rigoureuse et qui ne se dément jamais. L'histoire entière se déroule sous nos yeux, non une partie ou un fragment. Nous sommes en présence d'une trame précise, d'un plan ayant un commencement, un milieu et une fin. Des détails auxquels nous ne nous arrêterions pas s'ils se présentaient à nous isolés, car nous les considérions comme insignifiants, se développent jusqu'à former une structure où tout se tient et qui conduit à une conclusion arrêtée d'avance.
Meguilath-Esther cherche à inculquer le principe de la souveraine présence de Dieu le Créateur, dispensateur de la divine Providence, immanent et transcendant. La Meguilah d'Esther nous incite à appliquer ce principe à la vie de tous les jours, et nous enseigne que ce qu'on appelle le fortuit, l'accidentel, n'existe. Tout est guidé, conduit ; chaque acte, chaque événement, chaque circonstance sont les fragments d'un "puzzle" qui ont leur place précise dans un ensemble rigoureusement cohérent. Chacun de ces fragments est le complément des autres et les rend plus parfaits. Et, ce faisant, il devient soi-même plus parfait.
Si quelque forme de récompense n'avait été prévue, il ne pourrait y avoir des commandements et des interdits. De même une règle de conduite et d'action, et son corollaire, la récompense et le châtiment, ne seraient pas concevables sans une liberté de choix et d'action.
Mais indépendamment de son choix moral personnel, indépendamment du mode de vie qu'il adopte, l'homme est aussi une partie de l'ensemble, un fragment de ce "puzzle" qui, complété, forme l'image conçue d'avance de l'humanité et de tout l'univers. De ce point de vue, chaque individu a sa fonction et son but, en vue desquels il fut créé et envoyé sur terre, et dont la réalisation contribue à celle "des Fins Ultimes qui prirent naissance dans la Première Pensée".
Ce dessein général, et la manière dont certaines parties y ont leur place, tout cela pourrait ne point nous être visible. De ne pas le voir nous ferait demander : Pourquoi ? et : Dans quel but ? La Meguilah intervient alors pour nous enseigner et réaffirmer notre foi : chaque pourquoi a son parce que, chaque événement sa place dans la structure générale de l'ensemble.
Le Grand Dessein
La Volonté de l'Architecte de l'Univers sera faite. Rien ne peut l'en empêcher, elle est décidée d'avance. Et la chaîne d'actions et de réactions qui y conduisent, et y aboutissent, est en principe généralement inévitable. Esther peut se trouver dans un dilemme. Elle peut avoir à faire un choix moral : soit ne pas se soucier d'elle-même et agir pour le bien de son peuple, soit, obéissant à la poussée de l'égoïsme, chercher son salut en gardant le silence. C'est là une question qui ne concerne qu'elle seule, un choix qui lui est strictement personnel. Sa décision aussi, dont elle sera tenue responsable et dont elle aura à rendre compte, est un problème personnel, à la solution duquel elle devra arriver dans la solitude du dialogue avec sa propre conscience. Mais, indépendamment de la liberté de ce choix moral et de la décision à laquelle ce choix aboutit, pour ce qui concerne son peuple et "le dessein général", la délivrance viendra, d'elle ou " d'ailleurs ", qu'importe ; elle viendra.
C'est à la lumière de ce principe que nous devons considérer le cours de notre propre vie et les événements de l'histoire. Car tout tient par rapport à l'Idée préconçue, à la Providence de Dieu et aux choix personnels de l'agent qu'est l'homme.

Voilà le contenu de Meguilath-Esther qui a trouvé dans les Ecritures la place qui lui est propre et qui est unique, comme nous devons y trouver la nôtre. Telle est la perspective dans laquelle nous devons considérer l'histoire d'Esther, les événements " naturels " de Pourime qui trouvent leur écho et se répètent à chaque génération, car les jours de Pourime "ne passeront pas pour les juifs, pas plus que ne s'effacera jamais leur souvenir ".