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Site
des fêtes juives
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Javais
11 ans en 1939; cette fête de Hanouccah, a priori normale, devint un
événement miraculeux qui marqua le début dune incroyable
épopée pour des milliers de Juifs.
Peu après que les Nazis aient envahi et occupé la Pologne (en quinze
jours seulement), de nombreux Juifs sétaient enfuis en Lituanie
qui était encore un pays démocratique indépendant: les
Juifs de Lituanie ouvrirent leurs maisons et leurs curs à ces réfugiés.
Ceux-ci navaient aucune illusion sur le sort qui leur serait réservé
dès que lAllemagne semparerait de ce petit pays. Leur seul espoir
était des visas que leur fournissaient des ambassades étrangères.
Mais le monde libre ne sintéressait pas à ces Juifs. Pour certains
dentre eux, le miracle commença à notre domicile à Kovno (Kaunas), ce
Hanouccah.
Comme tous les enfants, jaimais particulièrement la fête de Hanouccah,
puisque les adultes nous donnaient de largent, selon la coutume. Mais
cette année-là, quand les dames du comité de soutien aux réfugiés
avaient toqué à notre porte, je me suis senti presque obligé
de donner tout largent que javais récolté, en tout
dix Lit (monnaie lituanienne de lépoque). Même pour les adultes,
cétait une certaine somme. Je le regrettai immédiatement
parce que javais déjà échafaudé des plans comment
utiliser cet argent. Mais ce qui était fait était fait. Les
dames avaient été émerveillées par mon geste et
mavaient assuré que largent servirait à acheter des visas
pour les réfugiés. Cette semaine-là, je mourrai denvie
daller voir le nouveau film de Laurel et Hardy au cinéma Metropolitan.
Mais je navais plus dargent.
Ma mère aurait bien voulu me "prêter" de quoi acheter un billet
mais, pour mon père, il nen était pas question: "Il faut
assumer ses responsabilités! Tu as fait une grande Mitsvah en donnant
tout ton argent de Hanouccah pour les réfugiés, mais ne
viens pas après cela mendier auprès de nous un remboursement!"
Jétais dautant plus amer que je savais quil avait
raison. Mon dernier espoir était ma tante Anouchka. Elle aurait pitié
de moi, sachant combien jadorais les films de Laurel et Hardy. La neige
tombait quand je me dirigeais vers son magasin mais cela ne me faisait pas
peur. Une guerre cruelle se déroulait dans un pays voisin mais, à part
larrivée des réfugiés, cela ne nous affectait nullement.
Ma tante Anouchka avait décoré son magasin avec des ampoules
lumineuses de couleur. Sa clientèle était riche parce quelle
proposait les nourritures les plus exotiques et luxueuses de Kovno: caviar
de Beluga, champagne français ou chocolat suisse
Elle fournissait ainsi les ambassades, soucieuses de servir leurs plats nationaux.
Un système attaché à la porte émettait une jolie musique. Quand
jentrai, elle servait justement un client élégant avec
des yeux bizarrement fendus. Elle lui parlait en russe. "Ah! Voici mon
cher neveu qui vient chercher son argent de Hanouccah!" dit-elle
en souriant. Soit elle ne se souvenait pas men avoir déjà donné,
soit elle désirait mépargner lhumiliation de demander
encore une fois de largent. Peut-être avait-elle entendu parler de mon
obole aux dames du comité. "Viens ici, je te présente Son
Excellence, le consul du Japon, M. Sugihara".
Jétais fasciné par les yeux bridés de cet homme.
Je lui tendis la main: "Comment allez-vous?" dis-je très poliment.
Il me serra solennellement la main et sourit. Il y avait de lhumour
et de la bonté dans ces yeux étranges. Il me sembla immédiatement
sympathique.
Je me souvenais de ce que mavait dit une fois mon grand-père: "Les
yeux sont la fenêtre qui révèle lâme. Si tu les observes bien,
tu peux voir ce qui est derrière". Sur le moment, javais retenu
la phrase sans trop la comprendre. Mais là, je sentis autour de cet homme
comme une aura de bonté que je ne pouvais expliquer.
"Tu veux aller au cinéma et tu nas pas dargent, nest-ce
pas? me demanda Anouchka en riant. Après tout, cest Hanouccah
et on donne de largent aux enfants de la famille!" Tandis quelle
se dirigeait vers sa caisse, le Consul japonais sortit de sa poche un Lit
flambant neuf quil me tendit: "Puisque cest Hanouccah,
considère que je suis ton oncle!" me dit-il gentiment. Jhésitai
à accepter mais finis par prendre le billet; je me surpris moi-même par ma
réaction: "Puisque vous êtes mon oncle, venez donc chez nous samedi
soir pour la réunion familiale autour des bougies!"
Mon audace me stupéfiait et Anouchka qui entendit cela me regarda sans
comprendre. "Cest une très bonne idée! dit-il. De fait,
je nai jamais assisté à une réunion de Hanouccah.
Je viendrai volontiers! Mais ne devrais-tu pas dabord demander à tes
parents ce quils en pensent?"
Anouchka reprit ses esprits: "Je suis sûre que votre Excellence doit
être très occupé! Mais si vous êtes libre, vous serez le bienvenu!"
"Très bien! A samedi soir!" dit-il en me serrant la main. Il était
tard, je courus au cinéma. A mon retour à la maison, tante Anouchka
était là. Elle avait dû raconter ma "bêtise" et je mattendais
à de sérieux reproches. Mais mon père me rassura: "Tu as bien
fait. Tu ne dois jamais regretter doffrir lhospitalité
à des étrangers".
Lallumage avait été fixé à 18 heures, mais tous
les membres de la famille arrivèrent en avance, parce quils avaient
entendu parler de linvité prestigieux. Tante Anouchka arriva
à 18 heures précises, avec le consul et son épouse Yokiko. Celle-ci
était vêtue dune élégante robe noire; M. Sugihara
portait un costume strict, de bonne coupe.
En lhonneur de ces invités, nous avons procédé
à lallumage et aux chants de Hanouccah avec une ferveur particulière.
Il régnait ce soir-là une chaleur et une ambiance familiale merveilleuses.
Mr
Sugihara parlait avec tous, en russe ou en allemand, tandis que Mme Sugihara
ne parlait qu'en allemand. Elle fut prise d'assaut par toutes les femmes présentes,
qui tinrent à lui faire goûter chacune, de ses gâteaux. Cinquante-cinq ans
plus tard, je retrouvais Madame Sugihara au Japon. Elle me dit quelle
navait jamais oublié cette soirée à notre domicile,
mais qu'elle avait souffert de l'estomac toute la nuit, tant on l'avait gâtée.
"Les Japonais ne savent pas refuser!"
Tous avaient quelque chose à dire,
mais ce fut notre invité Mr. Rosenblat, réfugié fraîchement
arrivé de Varsovie qui émut l'assemblée. Il raconta ce
qu'il avait vécu, ce qu'il avait entendu des exactions des Allemands,
et nous fit tous pleurer. Mr Sugihara écoutait avec attention son témoignage.
On était en Décembre 1939
Par la suite, Mr. Rosenblat prit Mr Sugihara dans un coin, et lui parla d'obtenir
un visa pour le Japon, au grand embarras de mon père. "Laisses notre
invité tranquille, ce n'est pas correct. Et que veux tu faire auprès
des Japonais, ne sont ils pas alliés
des Allemands?, Mr Sugihara semblait d'ailleurs partager cet avis. Le Gouvernement japonais ne le laisserait certainement pas
faire un tel visa, et de plus qu'est ce que des Juifs auraient à faire au
Japon?
Cela avait été leur premier contact avec les Juifs. J'allais
souvent visiter les Sugihara chez eux, et eux-mêmes furent invités
dans beaucoup d'autres familles par la suite.
Quand la guerre s'intensifia, Mr et Mme Sugihara furent confrontés
à lhorreur. Les réfugiés qui avaient réussi à fuir
la Pologne racontaient les terribles traitements que les Nazis faisaient subir
aux Juifs. Les Juifs lituaniens avaient du mal à les croire, mais la seule
frontière ouverte restait lUnion Soviétique: seules les personnes
munies de visas pour dautres pays étaient autorisées à
transiter par lU.R.S.S.
Bien que le Japon fût officiellement allié au régime nazi, le
consul décida de braver les ordres de son Ministère, de risquer sa
carrière, de trahir le principe dobéissance aux ordres auquel
il avait été habitué. Il déclara par la suite:
"Jai peut-être désobéi au gouvernement, mais sinon,
jaurais désobéi à D.ieu".
Se
souvenant de latmosphère si particulière dune certaine soirée
de Hanouccah, des gâteaux et desserts si gentiment offerts par la famille
Ganor, les Sugihara décidèrent daider les Juifs. Hanté
par un vieux proverbe samouraï: "Même le chasseur ne peut pas tuer loiseau
qui se réfugie chez lui", le Consul délivra des milliers
de visas, quil écrivait à la main puis tamponnait durant des
heures; exactement durant vingt-neuf jours, il oeuvra pour le bien de ces
réfugiés qui faisaient la queue devant son consulat.
En sept semaines, en Juillet et Août 1940, il écrivit, tamponna et
délivra des milliers de visas pour le Japon. Malgré les consignes
répétées de son Gouvernement, il travailla vingt heures
par jour pour ces documents qui permirent à des Juifs polonais de transiter
par la Russie sans être inquiétés, échappant ainsi à
la Shoah ou à la déportation en Sibérie. Installé dans
le train qui l'évacuait vers Berlin, il tamponnait encore des visas
qu'il jetait par la fenêtre sur le quai de la gare
Il ne se glorifia jamais de ces sauvetages et ne fut "découvert"
qu'en 1968 par un diplomate israélien qui avait été bénéficiaire
de ses visas. En 1985, il fut décoré par Israël du titre de
"Juste parmi les Nations"
Pour ma famille, il ny eut pratiquement pas de miracle. Seuls mon père
et moi-même avons survécu à deux ans passés au ghetto et deux
autres dans les camps dextermination. Mais pour les milliers de "survivants
de Sugihara", le miracle avait commencé à Hanouccah 1939.
Chaque année, depuis ma libération de Dachau, jallume
une bougie supplémentaire en lhonneur de M. Sugihara, Juste parmi
les Nations.
Solly Ganor
Adapté de
http://www.pbs.org/wgbh/sugihara/readings/ganor.html
Traduit par Feiga Lubecki.